Lois déterministes et comportements aléatoires: Turbulence
L’analyse qualitative des systèmes dynamiques de petite dimension n’a pu être étendue aux systèmes impliquant un grand nombre de degrés de liberté. Un exemple typique est l’écoulement d’un fluide turbulent. La turbulence hydrodynamique est un vieux problème pour lequel la plupart des outils modernes de physique théorique et les simulations numériques les plus performantes ont été utilisés sans succès décisif. Des progrès ont été réalisés sur certaines des questions fondamentales posées par la turbulence, mais sa modélisation, cruciale pour bon nombre d’applications, reste encore un problème majeur. La turbulence intervient dans la plupart des phénomènes mettant en jeu un transport macroscopique d’énergie ou de quantité de mouvement : la dynamique stellaire et donc les modèles d’évolution d’étoiles, la dynamique des atmosphères planétaires et des océans et donc le climat, le transport d’un polluant par les vents ou les courants marins, l’homogénéisation d’un mélange dans un réacteur chimique, la combustion dans un moteur, sont autant d’exemples où la turbulence joue un rôle crucial. Un exemple canonique concerne la vitesse limite d’une voiture ou celle d’un avion qui dépendent de la force de traînée exercée par l’écoulement turbulent. Celle-ci résulte du transfert de quantité de mouvement entre le mobile et l’écoulement, principalement dû aux grands tourbillons emportés dans le sillage du mobile. La puissance de la force de traînée, fournie à l’écoulement par le moteur entraînant le mobile, doit, en régime stationnaire, être dissipée par la viscosité du fluide. La dissipation étant importante aux petites échelles spatiales, cela impose, dans une description imagée, la présence dans l’écoulement de tourbillons de tailles de plus en plus petites qui, même s’ils jouent un rôle mineur dans le bilan de quantité de mouvement, permettent d’assurer la dissipation de la puissance injectée dans l’écoulement par le mobile. Cette gamme étendue d’échelles spatiales, ou, autrement dit, le grand nombre de degrés de liberté associés, rend le problème de la turbulence particulièrement difficile à résoudre. Chaque parcelle de fluide a une trajectoire très complexe dans l’écoulement et des parcelles, voisines à un instant donné, vont s’écarter rapidement l’une de l’autre au cours du temps à la manière des molécules d’un gaz. Chercher à déterminer ces trajectoires, très sensibles à la moindre perturbation, présente aussi peu d’intérêt que dans le cas d’un gaz. En effet, la force de traînée est peu sensible au détail des trajectoires individuelles et c’est elle qu’il s’agit d’évaluer. Or, si l’on sait bien calculer l’effet du chaos moléculaire sur les propriétés de transport d’un gaz, on ne connaît pas encore de méthode rigoureuse pour déterminer celles d’un écoulement turbulent qui permettrait de déterminer, à partir des lois de l’hydrodynamique, la force de traînée moyenne exercée sur le mobile.
Une autre différence avec la dynamique des gaz au voisinage de l’équilibre thermodynamique concerne les fluctuations des forces de pression exercées par un écoulement turbulent sur une paroi solide, une aile d’avion par exemple. On observe que les fluctuations importantes, c’est-à-dire des événements au cours desquels la pression s’écarte notablement de sa valeur moyenne, sont plus fréquentes que dans les statistiques simples gaussiennes, usuellement étudiées. De nombreuses autres grandeurs physiques, caractéristiques des écoulements turbulents, possèdent une loi de probabilité non gaussienne et présentent de ce fait de grandes déviations par rapport à leur valeur moyenne. Ce phénomène est plus qu’une simple curiosité théorique. Certes, ces grandes fluctuations affectent peu la plupart des propriétés moyennes de la turbulence, mais leur prise en compte est essentielle si, par exemple, on cherche à dimensionner une structure destinée à résister aux contraintes extrêmes exercées par un écoulement turbulent.
La turbulence n’est pas limitée au domaine de l’hydrodynamique. On peut retrouver des phénomènes analogues dans la plupart des processus non linéaires impliquant des propagations d’onde. La création d’harmoniques par les non-linéarités est un phénomène générique qui, dans le cas des ondes, se produit au niveau non seulement temporel mais également spatial, engendrant un transfert d’énergie vers les hautes fréquences, c’est-à-dire vers les petites échelles temporelles et spatiales où elle est efficacement dissipée. Ce phénomène est analogue à la cascade d’énergie en turbulence hydrodynamique, mais il conduit à des spectres d’énergie différents, principalement déterminés par la dispersion des ondes lors de leur propagation et par la nature de leurs interactions non linéaires. Ce type de turbulence est observé au niveau des ondes internes dans l’océan ou des ondes magnétohydrodynamiques dans certains plasmas de laboratoire ou astrophysiques ; il est aussi responsable de la limitation des puissances acoustiques qu’on peut engendrer dans divers dispositifs industriels. Les instabilités et la turbulence sont également la principale source de problèmes dans la réalisation des machines de confinement de plasmas thermonucléaires destinées à la fusion contrôlée. Ces plasmas sont des gaz dilués de particules chargées. Mais il n’est pas possible de les traiter par le formalisme de l’hydrodynamique usuelle, où la dissipation est prise en compte par l’addition de forces visqueuses. En effet, dans un tel plasma, les particules ont des parcours moyens entre deux collisions trop élevés pour se contenter du concept de viscosité. Il faut donc comprendre comment le mouvement chaotique des particules permet le transfert irréversible d’énergie et sa dissipation sous forme de chaleur afin d’expliquer les pertes anormales d’énergie observées dans les dispositifs de confinement. Maîtriser la fusion afin d’assurer une nouvelle source d’énergie sera peut-être une grande réalisation technologique du futur ; cela nécessitera certainement auparavant d’apporter des solutions à de nombreux problèmes de physique fondamentale.