Symétries brisées : la compétition entre énergie et entropie
Le langage nous tend des pièges. C’est ainsi qu’au doublet symétrie/ dissymétrie est associé le doublet ordre/désordre. Mais nous verrons que c’est à la symétrie qu’est associé le désordre, tandis que l’ordre résulte de la symétrie brisée.
La compétition entre l’ordre et le désordre régit l’organisation de la matière. Inscrite dans la thermodynamique, elle a pris tout son sens lorsque Boltzmann et Gibbs ont établi à la fin du XIXe siècle les fondements de la physique statistique, science de la déduction des propriétés du monde macroscopique à partir des constituants de base de la matière (électrons, atomes, molécules, etc.).
Examinons un processus simple et familier comme la cristallisation d’un liquide sous l’effet d’un abaissement de température. Le cristal ainsi formé possède une structure régulière : les atomes ou les molécules constitutives s’y rangent au sommet d’un réseau spatial périodique.
Si l’on tente d’imaginer le comportement des molécules constituantes lors de la cristallisation, le nombre gigantesque de molécules contenues dans le moindre grain de matière rend le processus tout à fait étonnant. Une minuscule goutte d’eau est constituée de plusieurs milliards de milliards de molécules. Un infime abaissement de température de l’eau peut déclencher la formation de la glace, c’est-à-dire la mise en ordre spatial d’une myriade de molécules dont les interactions mutuelles n’ont pourtant pas changé. Les molécules se rangent ainsi spontanément de manière périodique dans des cristaux composés de très nombreuses molécules, alors qu’aucun ordre spatial ne préexistait dans l’eau liquide.
La transition liquide-solide est la manifestation de deux phénomènes antagonistes, qui mettent en jeu énergie et entropie. Dans cette matière macroscopique en effet, les configurations moléculaires sont très nombreuses ; chacune d’entre elles n’a qu’une petite probabilité de se réaliser, et celle-ci est d’autant plus faible que énergie est plus grande. À basse température, dans la phase solide donc, les configurations de faible énergie correspondent à un état spatialement ordonné. Celui-ci permet aux molécules d’optimiser leurs attractions mutuelles et, diminuant ainsi l’énergie, d’acquérir un poids statistique prédominant. En revanche à plus haute température, la multiplicité des configurations possibles conduit à rejeter .es configurations ordonnées, à en privilégier de plus énergétiques, bien moins probables donc, mais si nombreuses que cette considération (identifiée par Boltzmann à l’entropie des thermodynamiciens) l’emporte. Comparons le liquide et le solide : le liquide est isotrope, aucune direction n’y est privilégiée. Il est également homogène, identique en tous ses points. Le solide, lui, possède des axes cristallins privilégiés et des points qui servent de sommets au réseau périodique sur lequel sont venues se ranger les molécules. Il est donc certes plus ordonné que le liquide, mais moins symétrique que lui puisque des opérations telles que des rotations ou des transla¬tions arbitraires, qui ne changent rien au liquide, ne laissent pas le solide invariant. Cette brisure de symétrie, manifestée par l’ordre cristallin, est spontanée en ce sens qu’elle ne nécessite aucune action extérieure, aucune interaction privilégiant des directions particulières.
Un grand nombre de changements d’état de la matière s’accompagnent de ce phénomène de symétrie brisée. Les aimants permanents présentent une aimantation dans une direction spatiale déterminée qui disparaît au-delà d’une certaine température, laquelle porte le nom de Pierre Curie qui découvrit cette transition entre un état ferromagnétique aimanté présentant une orientation et un état paramagnétique isotrope. De nos jours, l’étude de la supraconductivité, de la superfluidité, des phases des cristaux liquides, et de bien d’autres changements d’états, n’a cessé d’enrichir le catalogue des symétries spontanément brisées que présente l’organisation de la matière. Les défauts d’ordre même (un solide, comme toute structure ordonnée, présente des défauts) s’organisent d’une manière caractéristique des symétries brisées présentes dans la structure.
La compréhension du mécanisme de la compétition ordre-désordre (ou énergie-entropie) mise en jeu dans ces transitions a pris de nombreuses décennies. Après de longues années d’interrogations inconclusives, les travaux de 1940 du physicien R. Peierls montraient que la formulation statistique de la physique, qui doit tant à Boltzmann, contenait bien la possibilité, la nécessité même, de transition de phase par brisure spontanée de symétrie. À la même époque, en Union soviétique, L. Landau systématisa les types de symétrie et de leurs possibilités de brisure spontanée, avec l’ambition de mettre fin au problème. Il introduisit le concept fondamental de paramètre d’ordre qui permet de caractériser la transition de phase et les phénomènes singuliers qui l’accompagnent. L’exemple de l’aimantation, dans le cas de la transition magnétique, illustre bien ce concept. Dans la phase symétrique, c’est-à-dire désordonnée, cette aimantation est nulle. En revanche dans la phase ordonnée, de symétrie brisée, elle prend une valeur non nulle spontanément, en l’absence de toute sollicitation extérieure. Ces concepts sont très utiles, mais l’expérience devait bientôt révéler leurs limites.