La molle:
Les colloïdes, des pâtes aux nano-objets :
Les colloïdes sont des systèmes formés de très petits domaines de matière dans un certain état – une « phase » – dispersés dans une autre phase. Matériaux composites ou poreux, émulsions, mousses, fumées, aérosols, sont des exemples de colloïdes où chaque phase peut être solide, liquide ou gazeuse. On utilise l’adjectif colloïdal pour spécifier que, dans ces systèmes, les dimensions caractéristiques sont très inférieures au micromètre. Lorsque les domaines dispersés sont extrêmement petits, la quantité d’interfaces que contient le matériau est énorme. Par exemple, dans une dispersion concentrée de particules dont les diamètres sont de 15 nanomètres, chaque kilo de matière contient 100 000 m2 d’interfaces ! En conséquence, les systèmes colloïdaux ont les propriétés des interfaces et non pas celles des phases qui les composent. Ainsi, une pâte formée de particules mouillées par l’eau n’a pas les propriétés de l’eau, ni celles du solide macroscopique correspondant aux particules, mais plutôt des propriétés qui reflètent la nature des contacts entre particules. De même, une mousse n’a pas les propriétés des liquides qui forment les parois des cellules, ni celles des gaz qui les remplissent, mais plutôt celles des couches interfaciales qui séparent liquide et gaz. Ou encore, une émulsion très concentrée, par exemple une mayonnaise, peut se comporter comme un gel, c’est-à-dire un solide faible et gonflé, alors qu’elle ne contient que des liquides.
On peut facilement manipuler les propriétés d’un système colloïdal en jouant sur l’état des interfaces. Cela se voit très bien dans le cas des dispersions de particules solides dans un liquide, qui peuvent être dans un état fluide, pâteux ou solide, suivant les interactions entre particules dispersées. Lorsque les surfaces des particules ont entre elles des interactions répulsives (c’est-à-dire que le contact solide/liquide est favorisé par rapport au contact solide/solide), les particules se déplacent facilement et la dispersion est un fluide. En revanche, lorsque les contacts sont adhésifs, les particules ne peu-vent se déplacer qu’en brisant ces contacts. On a bien alors le comportement d’une pâte puisque l’écoulement ne peut être obtenu qu’en appliquant d’importantes contraintes mécaniques. Avec des interactions plus faibles et réversibles, on peut aussi obtenir des propriétés mécaniques plus subtiles : beaucoup de pâtes ne coulent qu’au-delà d’un certain seuil, et l’écoulement est généralement plus facile à grande vitesse parce que les particules se dissocient progres-sivement sous l’effet des forces appliquées. Dans certains cas cependant, l’écoulement devient plus difficile à grande vitesse, parce que les particules se bloquent dans des configurations peu propices à leurs mouvements relatifs. Ces transitions de dissociation ou de blocage sont facilement accessibles par des modifications mineures du milieu de dispersion, qui permettent d’agir sur les forces entre les surfaces des particules.
Cette facilité à manipuler des propriétés telles que la fluidité ou la cohésion fait que les systèmes colloïdaux sont souvent utilisés comme intermédiaires de fabrication : les pâtes céramiques, les pâtes cimentaires, les mélanges utilisés dans la fabrication des matériaux composites et les liquides déposés sur le papier pourl’opacifier sont des dispersions à l’échelle colloïdale. Dans ces applications, on ne recherche pas seulement un réglage fin des propriétés, on veut aussi pouvoir forcer le système à basculer d’un état fluide dispersé vers un autre qui est cohésif, homogène ou poreux.
Ces transitions sont possibles parce qu’un système colloïdal peut adopter un très grand nombre de configurations. Les forces entre interfaces empêchent le système d’atteindre rapidement un état d’équilibre qui correspondrait à une séparation complète en deux phases distinctes.
On peut aussi manipuler des objets colloïdaux isolés dans un liquide ou posés sur une surface. L’usage actuel les appelle alors l« nano-objets », et les techniques qui permettent leur manipulation sont appelées « nanotechnologies ». Les applications les plus courantes concernent le diagnostic immunologique. Pour la détection des anticorps qui accompagnent une infection (par le VIH par exemple), on accroche sur une particule colloïdale des protéines qui se lient aux antigènes recherchés de manière sélective. Après cette étape de capture, les particules colloïdales sont récupérées (il suffit qu’elles soient magnétiques) et celles qui ont réussi la capture sont détectées en accrochant une autre protéine, porteuse d’un marqueur fluorescent. Pour le succès du diagnostic, les propriétés à l’échelle colloïdale sont critiques : en effet, la qualité d’un test se mesure au nombre de faux positifs ou de faux négatifs qu’il produit. Les faux positifs résultent d’une adsorption non spécifique. Si des protéines fluorescentes peuvent s’accrocher même en l’absence d’anticorps, par exemple sous l’effet des forces colloïdales usuelles, on obtient des faux positifs ; les faux négatifs viennent d’une gêne stérique qui empêche la capture parce que les réactifs sont mal positionnés en surface. Des difficultés semblables affectent les tests de diagnostic moléculaire, dans lesquels on essaie de capturer et de reconnaître des monobrins d’ADN en les faisant s’hybrider avec des séquences greffées sur une particule : les faux positifs résultent d’une adsorption non spécifique des brins sur les surfaces, et les faux négatifs d’un échec de l’hybridation, causé par les contraintes topologiques dues au greffage.
Dernier exemple de colloïde, les ferrofluides sont des suspensions de grains magnétiques de quelques nanomètres dans un liquide. Dans un bon ferrofluide, les particules doivent rester en suspension même à fort champ magnétique, et l’ensemble demeurer fluide. Le comportement d’un ferrofluide sous champ est celui d’un liquide possédant un paramagnétisme géant. Soumise à un champ magnétique tournant, une microgoutte de ferrofluide présente des morphologies étonnantes qui pourraient trouver des applications en microfluidique, pour la fabrication de micropompes ou de micromoteurs.
Quelques problèmes non résolus à l’échelle macroscopique…
La matière molle présente des instabilités macroscopiques qui demandent à être comprises. L’une d’entre elles concerne les émulsions, mélanges d’huile, d’eau et de tensioactifs, c’est-à-dire de molécules qui s’attachent aux interfaces eau/huile parce quelles ont une tête hydrophile et une queue hydrophobe qui préfère l’huile (elles sont dites « amphiphiles »). Le résultat en est généralement une dispersion de gouttelettes d’eau dans l’huile, ou d’huile dans l’eau, avec des tensioactifs aux interfaces. Si l’on fait un mélange grossier avec peu d’eau (5 %) et du tensioactif (1 %) dans beaucoup d’huile (94 %), on obtient généralement des gouttes d’eau dans l’huile. Mais si l’on choisit bien le tensioactif (il doit être hydrophile) et si l’on cisaille lentement le mélange, on le transforme en une émulsion de gouttes d’huile emprisonnées par de minces films d’eau, comme une mousse savonneuse dont l’air serait remplacé par de l’huile. Au moment de l’inversion, il y a un changement catastrophique de la topologie que l’on ne sait pas décrire. On ne comprend pas, en effet, comment les gouttes d’eau peuvent se déformer puis se connecter de manière à former des films qui entourent les gouttes d’huile.
Il est encore plus surprenant de constater que des objets aussi simples que des gouttes liquides présentent parfois des formes incomprises. Les dessinateurs de livres pour enfants représentent généralement les gouttes de pluie qui tombent comme des larmes, renflées d’un côté et pointues de l’autre. Il n’en est rien : une goutte en chute libre est sphérique, ce qui minimise sa surface. Dans certaines situations pourtant, on observe des surfaces liquides pointues. Une goutte d’eau glissant sur une paroi solide peut dans une certaine gamme de vitesse présenter une pointe à l’arrière ; demême, une surface peut former des pointes en présence d’un champ électrique ou d’une buse aspirante. Quelle est la courbure de ces pointes ? A Cambridge, K. Moffatt vient de prédire que cette courbure augmente exponentiellement avec la vitesse du fluide. Si tel est bien le cas, ces pointes doivent être tellement acérées que ce problème doit être traité à des échelles qui vont de la molécule au centimètre. Qu’en est-il de la stabilité de ces pointes ? Dans certains écoulements instables, un film d’air peut-il s’insérer sous la goutte et perturber l’entraînement du liquide ? On devine que ces phéno-mènes d’apparence simple ont une grande importance pratique car, dans de nombreuses applications industrielles, ne serait-ce qu’en imprimerie, on a besoin de recouvrir rapidement des surfaces avec des films liquides. À nouveau, la recherche fondamentale rencontre la physique appliquée, et c’est souvent le cas comme le montrent les deux exemples suivants :
– Glissement d’un liquide sur un solide. Une hypothèse fondamentale de la mécanique des fluides est que, au contact d’un solide, un fluide visqueux ne glisse pas sur le solide et a donc une vitesse nulle si le solide est au repos. Cette hypothèse couramment admise n’a pu être testée de façon microscopique que très récemment grâce à la mise au point de dispositifs expérimentaux qui permettent des mesures de forces à l’échelle du nanomètre ou moins avec des précisions énormes (jusqu’au piconewton) telles que la microscopie à force atomique ou la machine de force de surface mise au point par Tabor et Israelachvili. Pour quantifier le glissement, on suppose que le liquide a une vitesse de glissement finie et on extrapole la vitesse à l’intérieur du solide jusqu’à un plan fictif où elle serait nulle. La position de ce plan de glissement définit une longueur de glissement qui est directement reliée à la force de friction exercée par le liquide sur le solide. Quand le liquide est de l’eau, si le solide est hydrophile la longueur de glissement est de l’ordre de quelques angstrôms, le plan de glissement est confondu avec la surface solide et il n’y a pas de glissement. Si le solide est hydrophobe, c’est-à-dire si l’angle de contact d’une goutte d’eau sur le solide est supérieur à 90°, on mesure une longueur de glissement finie souvent de l’ordre de 120 nanomètres. Des simulations numériques ont montré que cette longueur de glissement pourrait être due à la présence d’un film d’air sur le solide hydrophobe piégé par exemple par des rugosités.
– Microfluidique. Le développement des techniques de micro et de nanofabrication permet de réaliser toutes sortes de structures dans des matériaux polymères mous comme le PDMS. On peut ainsi fabriquer des canaux microfluidiques de géométries variées dont la section transverse a une taille de l’ordre de quelques micro¬mètres. Compte tenu des petites tailles en jeu, l’écoulement dans ces canaux est toujours laminaire, donc contrôlé par la viscosité. Il a d’autres propriétés surprenantes. À ces échelles de taille par exemple, la diffusion joue peu. Si on connecte deux canaux pour former une structure en Y et que l’on envoie deux fluides miscibles dans les branches du Y à la même vitesse, les deux fluides ne se mélangent pas et l’on observe dans la branche finale une interface nette entre les deux fluides qui sont pourtant miscibles.
À partir de canaux microfluidiques, on peut construire des réseaux et contrôler de manière précise les écoulements dans ces canaux. Ont ainsi été mis au point des dispositifs pour contrôler la pression, des valves, des dispositifs pour créer des écoulements en utilisant des champs électriques qui induisent un effet électro-osmotique…
Les réseaux microfluidiques offrent des possibilités étonnantes dont les applications sont nombreuses dans le domaine de la physique, de la chimie et de la biologie. On peut par exemple insérer une cellule dans un écoulement microfluidique et modifier son environ-nement en injectant par des canaux perpendiculaires à celui dans lequel elle se trouve des protéines à des concentrations parfaitement déterminées ou créer des gradients de concentration de certains composés chimiques. Les canaux microfluidiques permettent aussi de trier des cellules qui s’écoulent dans un canal (ou d’autres objets) en fonction de leur taille ou d’autres caractéristiques, en décidant pour chaque cellule qui passe à une position donnée d’une dérivation dans laquelle elle est dirigée après une mesure précise des paramètres pertinents.
Un dernier exemple est la microfluidique de gouttes. Plusieurs méthodes ont été mises au point pour fabriquer dans des canaux microfluidiques des trains de gouttes d’eau dans une huile. Les gouttes ont des tailles de l’ordre du micron et sont formées une à une de manière périodique. On peut ensuite utiliser ces gouttes comme microréacteurs pour y effectuer une réaction chimique (avec des nombres très faibles de molécules) avec par exemple des compositions différentes dans chaque goutte et fabriquer ainsi des dispositifs à haut débit ou faire de la chimie combinatoire. Les applications sont clairement extrêmement nombreuses en biologie et en médecine : diagnostic, séquençage, tris de protéines et de cellules…
Le décollement d’un adhésif ou la rupture d’un joint de colle sont d’autres exemples de phénomènes concrets dont on aimerait comprendre les mécanismes. Sous tension, un matériau élastique mou rompt presque toujours par apparition de bulles. Or cette cavitation est rédhibitoire dès qu’une transparence parfaite est exigée, pour l’enrobage d’une fibre optique par exemple, où une bulle tous les kilomètres dans la couche protectrice est une source d’atténuation non négligeable du signal optique. Les physiciens butent sur plusieurs problèmes : la croissance de ces bulles se fait à partir de défauts qui ne sont ni identifiés ni maîtrisés à l’heure actuelle, ce qui conduit les industriels à prendre des coefficients de sécurité aussi énormes qu’arbitraires. Ce problème est encore plus important dans le cas de l’adhésion d’un matériau mou sur une surface dure où la cavitation est toujours un phénomène précurseur du décollement. Les mécaniciens du solide savent prédire au-delà de quelle tension seuil ces bulles croissent, mais on ne comprend toujours pas leurs mécanismes d’appari¬tion, faute en particulier de mesures suffisamment contrôlées et systématiques.
… et à l’échelle microscopique
À lechelle microscopique, les problèmes posés ne sont pas plus faciles. Deux exemples suffiront à le montrer. L’importance du premier est évidente : on ne comprend toujours pas bien les propriétés de l’eau ! Le second (comment les cellules adhèrent-elles les unes aux autres ?) témoigne à nouveau de l’intérêt des physiciens de la matière molle pour les questions de biologie.
L’eau est le liquide le plus abondant à la surface de la Terre. Le milliard de km3 d’eau qui forme les océans s’échange avec celle du manteau, sous l’écorce terrestre. L’eau est un liquide dont les propriétés sont surprenantes, à l’état pur et comme solvant. C’est un liquide qu’on dit « associé » car les molécules H20 y sont connectées par des liaisons hydrogène. Ces liaisons fluctuantes sont
particulièrement intenses si bien que l’eau est un liquide très cohésif : ses températures de cristallisation et d’ébullition sont très élevées pour un liquide qui n’est ni ionique ni métallique, et dont la masse molaire est faible. Ainsi, l’eau reste liquide à pression atmosphérique jusqu’à 100 °C, alors que l’extrapolation de la série H2S, H2Se, H2Te donnerait une température d’ébullition de – 80 °C.Même parmi les liquides associés par liaisons hydrogène, la cohésion de l’eau est remarquable. Par exemple, l’ammoniac NH3 bout à- 33 °C et l’acide fluorhydrique HF à + 20 °C.
La cohésion de l’eau se traduit aussi par une chaleur spécifique énorme : il faut trois fois plus d’énergie pour réchauffer de 1 °C une masse d’eau que pour la même masse de pentane, et dix fois plus que pour la même masse de fer. Cette chaleur spécifique est aussi deux fois plus élevée que celle de la glace, alors que la plupart des liquides ont des chaleurs spécifiques proches de celles des solides correspondants. Cette anomalie est due au fait que l’énergie fournie à l’eau est consacrée à la rupture des liaisons hydrogène plus qu’à l’agitation thermique des molécules. La capacité calorifique des océans est donc grande, ce qui joue un rôle stabilisateur important pour la température de la Terre. Les chaleurs latentes de cristallisation et de vaporisation sont telles que le transfert thermique par évaporation des océans et par condensation en pluie est très efficace.
L’eau est aussi un liquide très cohésif d’un point de vue diélectrique : les molécules d’eau portent des dipôles électriques qui s’orientent sous l’effet d’un champ électrique appliqué, ou autour d’un ion introduit dans le liquide. Cette réaction est très forte : la constante diélectrique de l’eau vaut 80 à 20 °C, soit six fois plus que ce qu’on attendrait d’après les propriétés de la molécule isolée. Cet effet coopératif est dû aux liaisons hydrogène, qui polarisent fortement les molécules d’eau. C’est cette polarisation des molécules d’eau qui donne à l’eau de mer ou aux liquides physiologiques leur capacité à dissoudre des ions en très grande quantité.
La densité de l’eau est aussi anormalement faible. À titre de comparaison, le néon, avec une configuration électronique sembla-ble, est 20 % plus dense. L’eau liquide est donc pleine de cavités. Où sont ces cavités ? Dans une molécule d’eau, l’atome O a deux liaisons covalentes avec deux H et est, en outre, susceptible d’effectuer deux liaisons hydrogène avec des molécules voisines. Ces quatre liaisons favorisent un environnement tétraédral qui laisse des cavités entre les molécules. Dans l’eau froide, en dessous de 4 °C, cette structure tétraédrale se renforce, les cavités deviennent de plus en plus nombreuses, et l’eau se dilate au lieu de se contracter comme les autres liquides. Dans la glace, les molécules ont un arrangement tétraédral encore plus rigoureux, ce qui donne une densité encore plus faible : la glace flotte sur l’eau alors que presque tous les solides sont 10 % plus denses que leurs liquides respectifs. Cela a des conséquences considérables pour notre environnement : la banquise arctique flotte et protège l’eau profonde du refroidissement extérieur. Si la glace était plus dense que l’eau liquide, elle coulerait au fond des océans qui gèleraient en entier.
Les propriétés dynamiques de l’eau sont non moins surprenan-tes. En général, les propriétés des fluides confinés dans des pores ou des films nanométriques diffèrent considérablement de leurs propriétés dans des grands volumes : sous l’effet des pressions de confinement, ces liquides se stratifient, et ils résistent comme des solides lorsqu’on essaie de les faire s’écouler. Cette solidification a des conséquences importantes pour les problèmes de tribologie ou d’adhésion et pour le comportement des milieux granulaires. Cependant, contrairement aux autres liquides, l’eau reste fluide même dans des géométries extrêmement confinées. Cette résistance à la solidification semble être due aux anomalies volumiques de l’eau, qui devient plus fluide lorsqu’elle est soumise à une pression de confinement. La persistance de l’état fluide de l’eau est capitale pour le fonctionnement des cellules biologiques : en effet, de nombreux processus requièrent le déplacement de couches d’hydratation avant le contact entre macromolécules, ou avant le passage d’un ligand vers son récepteur. De même, le passage des ions à travers les canaux qui traversent les membranes des cellules n’est possible que parce que l’eau confinée dans ces canaux reste dans un état fluide.
Enfin, l’eau est aussi un solvant étonnant. On comprend bien que les molécules polaires ou ioniques se dissolvent facilement dans l’eau tandis que les molécules apolaires le font beaucoup plus difficilement. Cette préférence est à l’origine de phénomènes physico-chimiques comme la micellisation des molécules de tensioactifs, la formation des membranes biologiques et le repliement ou la dénaturation des protéines. Cependant la dissolution dans l’eau de ces molécules hydrophobes ou amphiphiles se fait de manière tout à fait anormale : alors que la dissolution dans n’importe quel solvant est un processus défavorable du point de vue des énergies, mais favorisé par l’entropie, c’est l’inverse qui se produit pour la dissolution des molécules apolaires dans l’eau. Ces effets varient fortement avec la température ; de plus, les solubilités augmentent aussi bien quand on va vers les basses températures (c’est bien pour les poissons, qui respirent l’oxygène dissous) que lorsqu’on va vers les températures élevées (l’eau supercritique est un bon solvant, utilisé, par exemple, pour extraire la caféine). Le minimum de solubilité coïncide à peu près avec le maximum de densité de l’eau pure, ce qui suggère que ces solubilités anormales sont liées à l’équation d’état de l’eau liquide, qui est anormale elle aussi. Il semble raisonnable d’imaginer que le coût d’introduction d’un soluté dans l’eau est le coût de formation d’une cavité dans le liquide, qui est élevé parceque la molécule d’eau est une très petite molécule, et qu’il faut exclure toutes ces molécules de la cavité – mais on ne comprend pas bien l’origine entropique de ce coût.
Ces propriétés ont-elles une origine commune ? Les théories anciennes attribuaient toutes ces anomalies au fait que les molécules d’eau sont liées par des liaisons hydrogène. Mais l’eau est anormale même si on la compare aux autres liquides associés (éthanol, glycols, formamide, etc.) qui ne présentent ni les propriétés volumiques anormales de l’eau, ni son polymorphisme, ni son comportement comme solvant. Invoquer la présence de liaisons hydrogène ne suffit donc pas. Peut-être découvrira-t-on un jour un liquide aussi anormal que l’eau. À l’heure actuelle, la compréhension de la struc-ture et des propriétés de l’eau est un véritable défi.
Des théories de l’eau ont connu le succès en expliquant certaines anomalies avant d’être abandonnées faute d’expliquer l’ensemble des propriétés. Parmi elles, la théorie dite « des icebergs », dans sa version liquide pur (l’eau liquide serait formée de petits groupes de molécules, ayant la structure de la glace, séparées par un liquide désordonné) et dans sa version solvant (autour d’un soluté apolaire, les molécules d’eau se réorganiseraient pour former plus de liaisons hydrogène que l’eau pure, ce qui expliquerait le coût entropique de l’introduction du soluté). De nombreuses théories ont aussi postulé des structures particulières, semblables par exemple aux cages que forment les molécules d’eau dans les hydrates de gaz cristallins. Depuis une dizaine d’années, une série de modèles postulent que l’eau est formée d’agrégats fluctuants de molécules qui peuvent être arrangées de deux manières distinctes, l’une compacte et l’autre moins. L’eau pourrait donc exister sous deux formes liquides distinctes, l’une peu dense que l’on connaît, et l’autre plus dense qui existerait dans un domaine de températures dont on ne peut que s’approcher dans des conditions expérimentales réelles. Cette hypothèse de deux états distincts de l’eau liquide est en partie justifiée par la découverte récente de deux formes différentes de glace amorphe, l’une dense et l’autre moins. Elle propose une interprétation possible des propriétés de l’eau très froide, qui peut rester dans un état de surfusion jusqu’aux environs de – 40 °C. Pour vérifier certaines conséquences de cette hypothèse, on tente actuellement de tester la cohésion interne de l’eau pure avec des ultrasons particulièrement intenses, plus de 1 000 bars d’amplitude.
Il peut sembler paradoxal que, dans une civilisation capable de prouesses technologiques considérables, on n’arrive pas à décrire le liquide constitutif de tous les systèmes vivants. D’une part, les informations expérimentales sont limitées. Par exemple, on ne sait pas mesurer les fonctions de corrélation qui décrivent les arrangements de petits groupes de trois molécules ou plus dans un liquide ; depuis un demi-siècle, on est limité à la mesure des fonctions de corrélation de paires. D’autre part, on ne sait pas bien décrire un liquide dans lequel les molécules forment des liaisons ayant un fort caractère orientationnel. On sait modéliser ces liaisons, simuler les mouvements des molécules soumises à ces interactions et à l’agitation thermique, reproduire ainsi certaines propriétés du liquide, mais on n’a pas encore réussi à construire une vraie théorie qui reproduise les trois comportements essentiels (équilibre liquide/vapeur avec son point critique, maxima de densité et constante diélectrique) avec le minimum d’ingrédients.
Quelques mots, enfin, d’une autre classe de problèmes microscopiques, illustrée par l’adhésion cellulaire. La biologie a identifié les agents responsables de cette adhésion (protéines, glycoprotéines et acides nucléiques), mais longtemps décrit leurs interactions par leurs effets, sans en expliquer les mécanismes physiques. Or ce niveau de description ne suffit plus. Dans une première étape, les outils développés par la physique de la matière molle peuvent permettre de mesurer finement ces interactions. Grâce à une émulsion magnétique, on peut par exemple greffer des protéines à la surface de gouttes ou de particules. On disperse dans l’eau des gouttes d’huile calibrées dont la taille est comparable à la longueur d’onde de la lumière. Chaque goutte contient des grains magnétiques qui s’alignent si l’on applique un champ magnétique, et devient alors un petit aimant (un « dipôle magnétique »). Ces dipôles forment des chaînes en fonction du champ appliqué. La distance entre gouttes dans une chaîne résulte alors de la compétition entre forces ioniques répulsives dues aux surfaces des gouttes, forces magnétiques attractives et forces d’adhésion entre molécules greffées. Si les gouttes sont calibrées, cette distance est régulière, et l’émulsion diffracte la lumière. Il suffit donc d’approcher un petit aimant pour qu’elle se colore en rouge, puis en vert. La couleur de la dispersion permet ainsi de tester les forces d’adhésion entre molécules. En général, les interactions entre protéines sont répulsives à grande distance mais attractives à courte distance, ce qui induit l’adhésion. De plus, cette adhésion est sélective, elle suppose que des molécules complémentaires se reconnaissent. Le même type d’étude de la reconnaissance moléculaire entre molécules biologiques se fait par adsorption sur des vésicules phospholipidiques, sortes de membranes cellulaires artificielles, dont la très faible élasticité est adaptée à la mesure de picoforces entre molécules isolées. On peut étudier des interactions entre protéines qui ne sont pas rigidement liées à une surface : on respecte ainsi la liberté orientationnelle des interactions en milieu biologique. On peut aussi faire facilement des moyennes sur des événements entre molécules uniques. Les physiciens de la matière molle accèdent donc, depuis peu, aux interactions qui règlent l’adhésion cellulaire, aux interactions antigène/anticorps et aux mécanismes qui sont à l’origine de la cohésion d’assemblages plus complexes de macromolécules biologiques. Au-delà de la mesure de ces interactions se pose la question de leurs mécanismes. Ces mécanismes sont fondés sur les comportements de macromolécules et de petits ions en milieu aqueux. Il est vraisemblable que, à un stade ou à un autre, on aura besoin, là aussi, d’une meilleure compréhension de l’eau elle-même.