La matière molle
Les grandes réponses de la matière molle:
Si l’on applique une contrainte de cisaillement à un bloc de fer, il résiste. Cette résistance dépend du module de cisaillement qui est grand dans la matière dure, typiquement 107 bars, ce qui signifie une déformation d’un millionième seulement pour une contrainte de 10 bars. Qu’est-ce donc qu’un solide? C’est de la matière qui résiste élastiquement au cisaillement : quand on relâche la contrainte, il revient à sa forme première (si toutefois la contrainte était inférieure à la limite élastique). Quant à un liquide, c’est au contraire de la matière qui coule lorsqu’on la cisaille.
Les choses seraient simples, et les liquides clairement distingués des solides, si tout cela ne dépendait pas de l’intensité de la contrainte. Si l’on cisaille faiblement un flan ou de la mousse de savon, on observe une déformation élastique, c’est-à-dire réversible, et grande. Mais si on applique une forte contrainte à cette matière molle, elle se déformera de manière irréversible, elle coulera ou s’étalera. On voit ainsi qu’une même matière peut être solide à faible contrainte et liquide à forte contrainte. De fait, même la matière dure est déformable sous très forte contrainte ou à contrainte modérée si l’on attend assez longtemps. Pour fabriquer des fils métalliques, par exemple, on extrude le métal à travers un trou sans qu’il soit nécessaire de le faire fondre : sa plasticité est suffisante pour couler, sous forte contrainte, comme un liquide très visqueux. Ce qui fait donc que la matière est molle, c’est d’abord que sa déformation est grande même sous faible cisaillement (élasticité) mais aussi qu’au-delà d’un seuil facilement accessible elle se déforme comme un liquide (plasticité).
Les lois de la matière molle, aux échelles mésoscopiques :
Les recherches sur la matière molle ont souvent été motivées par des applications nouvelles, mais les chercheurs ont vite réalisé que les progrès découlaient d’une compréhension des lois de comportement de ces matériaux. Les principaux succès ont été obtenus en se plaçant à l’échelle des dimensions intermédiaires, qui correspondent à des assemblages d’un grand nombre de molécules : ce sont les échelles dites « mésoscopiques ». Les lois qui décrivent le comportement de la matière molle à ces échelles sont analogues aux lois qui décrivent des comportements critiques dans d’autres domaines de la physique.
La physique des cristaux liquides, polymères et colloïdes a été comprise à la fin du XXe siècle. L’étude de ces cristaux liquides a fourni en passant une série d’exemples illustrant le rôle de la symé-trie dans les changements d’états de la matière. P. G. de Gennes a ainsi montré la stricte analogie qui existe entre certains changements d’état de cristaux liquides et un phénomène aussi éloigné en apparence que la transition d’un métal de son état normal à un état supraconducteur.
Les cristaux liquides : des molécules qui s’alignent
Habituellement, dans un cristal, les molécules n’ont ni la liberté de se déplacer ni celle de tourner sur elles-mêmes (sauf dans les cristaux dits « plastiques »). Leurs degrés de liberté de translation et de rotation sont gelés. En revanche, dans un liquide ordinaire, les molécules sont libres de tous leurs mouvements. C’est à la fin du XIXe siècle que l’on découvrit certains liquides qui cristallisaient en passant par plusieurs états intermédiaires bien définis. Leurs molécules ne perdent leurs différentes libertés qu’en plusieurs étapes successives. Ces états intermédiaires sont des cristaux liquides de différentes sortes, que Georges Friedel a classés en 1922 dans son célèbre article sur les « états mésomorphes de la matière ». On en connaît aujourd’hui plusieurs dizaines de types différents, appelés « smectiques », « nématiques », « cholestériques »… et correspondant à différentes symétries possibles, mais il pourrait y en avoir beaucoup d’autres.Beaucoup de ces cristaux liquides sont constitués de molécules en forme de bâtonnets allongés. Leurs applications utilisent la sensibilité de leur arrangement à la présence de parois et à l’application d’un champ électrique. En l’absence de paroi ou de champ extérieur, toutes les directions de l’espace seraient équivalentes et cela ne coûterait aucune énergie de changer en bloc l’orientation des molécules. Des traitements appropriés des parois permettent d’orienter les molécules de façon uniforme dans les cas les plus simples, torsadée dans la plupart des applications commerciales. Pour l’affichage, on joue alors sur l’antagonisme entre l’effet des parois et celui d’un champ électrique. Au-delà d’un certain seuil, le champ fait basculer l’orientation des molécules, et si l’on regarde ce cristal liquide à travers un polariseur, il change d’aspect.
Malgré ses évidents succès, un tel procédé d’affichage souffre d’un double défaut : d’une part, la réponse du cristal liquide est lente, d’autre part, le seuil n’est pas aussi précis qu’on le souhaiterait. C’est un problème sérieux pour les moniteurs d’ordinateurs ou la télévision de haute définition car l’affichage doit y être rapide. La lenteur est liée au fait que la restauration de la direction initiale, après coupure du champ électrique, est un processus diffusif partant des surfaces. L’obtention de temps rapides nécessite donc l’utilisation de films d’épaisseur micronique ou submicronique, mais cela coûte très cher si les écrans sont grands. Pour pallier le second défaut, on utilise des nématiques dits « torsadés » où le seuil de basculement des molécules a heu dans une plage de valeurs du champ qui est très étroite. En pratique, les deux problèmes sont résolus en mettant un transistor derrière chaque pixel : le seuil et la rapidité sont donnés par le transistor. Des solutions alternatives se dessinent avec l’utilisation de cristaux liquides ferroélectriques ou antiferro-électriques, c’est-à-dire où des charges électriques sont disposées de manière ordonnée. Les réponses sont plus rapides, mais la nécessité d’utiliser des systèmes d’épaisseur micronique demeure. La difficulté réside dans la maîtrise des surfaces, dont la technologie et la compréhension fondamentale progressent. La majeure partie des applications des cristaux liquides concerne l’électronique, mais, en incluant des cristaux liquides dans un film polymère, on envisage aussi de fabriquer des écrans souples, dont la taille pourrait être assez grande pour l’affichage dans les lieux publics, ou qui pourraient permettre la production de vitres ou parois à transmission variable. Ce domaine exige une connaissance interdisciplinaire des polymères et des cristaux liquides, et tout est loin d’être élucidé.
On souhaite ainsi comprendre l’effet du désordre des parois sur la texture du cristal liquide, par exemple des élastomères cristaux liquides. Certaines associations de deux types de monomères, appelées « copolymères », présentent parfois des propriétés très originales que théoriciens et chimistes de synthèse tentent de prévoir ; c’est ainsi que fut récemment découvert le premier composé ferroélectrique longitudinal, ou que furent obtenus de nouveaux matériaux résistants aux chocs. Enfin, à l’interface avec la biologie, l’étude d’objets biologiques tels que les filaments du cytosquelette en présence de protéines sera très utile pour fournir des points de repère à la biologie cellulaire. Inversement, la synthèse de cristaux liquides capables d’effectuer une fonction particulière pourra s’inspirer de la biologie et fournira de nombreux sujets de réflexion à la physique.