L'information quantique:
L’information quantique:
Des concepts aux applications ?
Alors que les physiciens croyaient avoir digéré la révolution quantique amorcée par Bohr et l’école de Copenhague, la découverte en 1965 des inégalités de Bell et l’observation expérimentale de leur violation, quelques années plus tard, les ont forcés à reconnaître le caractère véritablement révolutionnaire de l’intrication quantique, qui était resté ignoré par la plupart des acteurs de la première révolution quantique. Cette prise de conscience est contemporaine de l’observation des objets microscopiques individuels, et de leurs sauts quantiques. Ces deux concepts, l’intrication quantique et l’évolution quantique des objets individuels, étaient certes contenus dans le formalisme quantique, mais leur portée était restée largement sous-estimée. C’est la reconnaissance de leur importance qui est à la base d’une nouvelle révolution quantique.
La cryptographie quantique :
La cryptographie est la science du codage et de la transmission de messages secrets. Elle permet de communiquer des informations sur un canal public sans que des tiers puissent les déchiffrer. Historiquement, on a toujours assisté à une course-poursuite entre des méthodes de codage de plus en plus raffinées et des méthodes de déchiffrage de plus en plus puissantes. Codage et déchiffrage s’appuient d’une part sur des progrès mathématiques, d’autre part sur la puissance croissante des ordinateurs, et on comprend que la sécurité d’un code repose sur l’hypothèse que l’espion qui tente de déchiffrer un message n’a pas un niveau de développement en mathématiques ou en informatique beaucoup plus avancé que l’expéditeur. Seule fait exception la clé de codage à utilisation unique : il s’agit d’une suite aléatoire de caractères, existant en deux exemplaires identiques entre les mains de l’émetteur et du récepteur. On montre, par un théorème à la rigueur toute mathématique, qu’il est alors possible de réaliser un codage inviolable d’un message unique, pourvu que sa longueur soit inférieure ou égale à celle de la clé secrète. Toutes les autres méthodes ne sont sûres que pour un niveau donné de développement mathématique et technologique. Quant à la méthode à clé de codage à utilisation unique, sa sécurité repose sur l’absence d’une copie supplémentaire de cette clé entre les mains d’un espion. Il s’agit donc de distribuer deux et seulement deux exemplaires de cette clé.
En cryptographie quantique, la sécurité repose sur les lois fondamentales de la physique quantique. L’idée de base est qu’il n’existe que deux exemplaires de la clé de codage à utilisation unique, et qu’il est possible de détecter un espion tentant de copier cette clé secrète par la trace qu’il laisse nécessairement, puisqu’en physique quantique il n’existe pas de mesure qui ne perturbe le système mesuré. En l’absence de telle trace, on est sûr qu’il n’y a pas eu d’espion réalisant une copie supplémentaire de la clé. On pourra donc ultérieurement réaliser une transmission publique de messages codés parfaitement sûre. Le problème est donc d’échanger de façon sûre entre les deux partenaires la clé de codage. Comment être sûr en pratique que personne n’a pu lire cette clé pendant sa transmission sur un canal espéré secret ? Il existe plusieurs schémas répondant au problème. L’utilisation de paires de particules EPR, par exemple les photons intriqués envoyés dans des fibres optiques, offre une solution élégante : tant que les mesures ne sont pas faites sur les deux photons éloignés, le résultat de la mesure est imprédictible (sinon il y aurait des paramètres supplémentaires, et les inégalités de Bell ne seraient pas violées.) Ce n’est qu’au moment de la mesure que deux résultats identiques apparaissent sur les appareils des deux partenaires : auparavant, la clé n’existait pas, et il n’y avait rien à espionner ! On pourrait évidemment craindre la manœuvre d’un espion réalisant une mesure intermédiaire et faisant ainsi apparaître la clé, puis renvoyant des photons identiques à ses résultats de mesure, ce qui lui permettrait d’avoir un troisième exemplaire de la clé de codage. On montre en fait que, pour démasquer cet espion sophistiqué, il suffit de réaliser, sur un sous-ensemble de mesures, un test des inégalités de Bell : si elles sont violées, il ne peut y avoir d’espion. Des démonstrateurs fonctionnent déjà sur ce principe.
Le calcul quantique :
Au début des années 1990, une découverte théorique a contraint les informaticiens à remettre en cause un dogme de base de leur discipline, en démontrant que, si l’on disposait d’ordinateurs quantiques, capables d’utiliser le phénomène d’intrication quantique d’objets individuels, on pourrait mettre en œuvre des algorithmes radicalement nouveaux permettant d’effectuer certaines opérations difficiles, comme la décomposition d’un nombre (grand) en facteurs premiers, dans des temps beaucoup plus courts qu’avec les méthodes habituelles. Par exemple, la décomposition d’un nombre de 400 chiffres demanderait avec les ordinateurs les plus puissants actuels, même mis en réseau à l’échelle mondiale, un temps de calcul supérieur à l’âge de l’Univers. Mais avec un ordinateur quantique constitué de quelques centaines de milliers de qubits intriqués, il suffirait de quelques mois ! Cette découverte a une portée conceptuelle considérable, puisqu’elle montre que, contrairement à ce qu’on croyait jusqu’alors, la façon de faire les calculs (l’algorithmique) n’est pas indépendante du type de machine utilisé. Elle pourrait aussi avoir des conséquences pratiques immenses, puisque le cryptage (classique) des informations (par exemple sur la toile) repose aujourd’hui sur l’impossibilité de factoriser les très grands nombres en un temps raisonnable. Des méthodes de factorisation rapides ouvriraient une brèche dans la sécurité des communications, sans doute catastrophique pour les sociétés modernes.
Encore faut-il être capable de construire un ordinateur quantique. Pour attaquer le problème, de nombreux groupes dans le monde se sont lancés dans la réalisation de systèmes physiques codant une variable quantique élémentaire, le qubit, et dans la réalisation de l’unité de calcul de base, la « porte logique quantique ». Une porte logique quantique effectue des opérations élémentaires sur les qubits, comme une porte logique habituelle opère sur les bits ordinaires. Mais à la différence de ceux-ci, qui ne peuvent prendre que deux valeurs, 0 ou 1, les bits quantiques peuvent être mis dans une superposition linéaire des deux états 0 et 1, comme un atome peut être dans une superposition linéaire des états « brillant » et « noir ». Une porte logique quantique doit pouvoir combiner plusieurs bits quantiques se trouvant dans de telles superpositions, en donnant pour résultat un état intriqué des qubits. D’intrication en intrication, on obtient des états représentant simultanément un nombre immensément grand de situations, et il est possible d’effectuer des calculs massivement parallèles, même avec un nombre modéré de portes logiques quantiques. Les possibilités sont incomparablement plus vastes que celles de l’algorithmique classique. On comprend qu’il ait fallu attendre le théorème de Bell, qui a permis de prendre conscience du caractère extraordinaire des états intriqués, pour que ces concepts émergent. Et c’est encore le théorème de Bell qui permet de démontrer qu’un ordinateur quantique est irréductible à un ordinateur classique.
En fait, comme l’avait suggéré Feynman dès 1982, il existe une autre voie pour utiliser les systèmes intriqués en tant que calculateur quantique : c’est celle des simulateurs quantiques, construits au laboratoire pour simuler une situation naturelle tellement complexe qu’on ne sait pas résoudre les équations la décrivant. Un exemple fructueux est celui des atomes ultra-froids placés dans un potentiel contrôlé créé par un ensemble de lasers, et qui permettent de simuler le comportement des électrons fortement corrélés dans les solides, domaine où se posent des problèmes redoutables de compréhension d’un certain nombre de phénomènes, par exemple la supraconductivité à haute température, et où l’intrication joue certainement un rôle essentiel. Même s’il ne s’agit pas d’ordinateurs au sens strict du terme, c’est-à-dire de systèmes programmables suivant une algorithmique systématique, les simulateurs quantiques semblent être capables d’apporter des réponses originales à des problèmes théoriques posés par les systèmes intriqués à grand nombre de composants.
Du microscopique au mésoscopique :
Sachant que la mécanique quantique peut décrire le comportement des objets individuels microscopiques, on peut évidemment se demander si elle s’applique à des objets plus gros. On sait bien qu’il n’y a pas besoin d’elle pour décrire le mouvement des planètes ou d’une pomme qui tombe : la physique classique s’en acquitte parfaitement, ce qui explique sans doute la difficulté de comprendre les concepts quantiques à partir d’une intuition forgée dans le monde macroscopique. Certes, nous avons besoin de la physique quantique pour calculer les propriétés (mécaniques, électriques, etc.) des matériaux dont est fait un objet macroscopique, mais non pour décrire le comportement de l’objet lui-même.
Il existe toutefois une échelle intermédiaire, l’échelle mésoscopique, où c’est l’objet lui-même – et pas seulement son matériau – qui doit être décrit par la mécanique quantique. On sait ainsi réaliser aujourd’hui des anneaux conducteurs mésoscopiques (à ne pas confondre avec les fils supraconducteurs), dont la taille est de l’ordre du micromètre et dont la résistance électrique nulle ne peut être comprise qu’en considérant la fonction d’onde globale de l’ensemble des électrons de ce nanocircuit. Plus généralement, les nanotechnologies permettent de réaliser toute une panoplie de systèmes mésoscopiques au comportement quantique. Un autre exemple célèbre d’objet mésoscopique est celui des condensais de Bose-Einstein gazeux, ensemble d’atomes (typiquement quelques millions) qui eux aussi doivent être décrits par une fonction d’onde quantique globale.
Du mésoscopique au macroscopique : la décohérence des systèmes quantiques
Une propriété spécifique de la physique quantique est l’existence des superpositions d’états : si un système possède plusieurs états quantiques possibles, il peut non seulement se trouver dans l’un d’eux, mais il peut également se trouver dans un état hybride formé à partir de ces états de base, une superposition cohérente de ces états. Les états intriqués sont de telles superpositions cohérentes, mais il existe des exemples beaucoup plus simples et pourtant très étonnants. Nous avons déjà cité le cas d’un atome se trouvant dans la superposition d’un état noir et d’un état brillant. La situation devient encore plus troublante lorsque les deux états correspondent à des situations manifestement distinctes à notre échelle, par exemple des localisations éloignées. Ainsi, considérons un atome arrivant sur une séparatrice à atomes, analogue à une lame semi-réfléchissante pour les photons. Il peut soit être transmis, soit être réfléchi, ce qui conduit à des trajectoires distinctes. Mais il peut aussi être dans une superposition des états transmis et réfléchi, c’est-à-dire présent à la fois en deux points différents de l’espace. On peut démontrer expérimentalement que cet état existe vraiment en recombinant les deux trajets et en observant des interférences, ce qui ne peut être interprété qu’en admettant que l’atome a suivi les deux chemins à la fois. Les physiciens invoquent généralement la décohérence quantique pour expliquer l’impossibilité d’une superposition cohérente d’états d’objets macroscopiques. La décohérence doit se manifester dès qu’un système quantique interagit avec le monde extérieur. Reprenons l’exemple de l’atome dont les trajectoires se sont séparées à l’intérieur d’un interféromètre. Si on l’éclaire avec de la lumière de longueur d’onde suffisamment courte, il devient possible d’observer sa trajectoire et de dire s’il suit un trajet ou l’autre. Alors, les interférences disparaissent. On retrouve une situation classique, sans superposition cohérente. Or plus un objet est complexe et gros, et plus il est, en général, sensible aux perturbations extérieures. On sait par exemple que plus une molécule est grosse, et plus elle a de possibilités d’absorber le rayonnement. La décohérence par interaction avec le monde extérieur serait donc la clé du passage entre comportements classique et quantique.