La luminosité du ciel: Eclipse
La luminosité du ciel:
Beaucoup de ceux qui n’ont jamais assisté à une éclipse totale croient qu’une obscurité absolue s’abat sur la Terre. Or ce genre de situation est au contraire extrêmement rare. En
1991, au Mexique, on s’attendait à une éclipse assez sombre, parce que le diamètre de la Lune était nettement supérieur à celui du Soleil et que la couche la plus brillante (interne) de la couronne solaire allait par conséquent être masquée. Mais ce ne fut pas le cas : des mesures prises à l’aide du posemètre de l’appareil photographique révélèrent que, pendant la totalité, la lumière fut environ 500 fois moins forte que celle du Soleil non éclipsé. Dans la pratique, cela équivaut à la quantité de lumière qui arrive sur la lointaine planète Uranus.
Il convient toutefois de rappeler qu’un tel ciel est encore au moins 1000 fois plus lumineux que celui d’une nuit de pleine Lune, et correspond à peu près à un crépuscule bien avancé, environ une demi-heure après le coucher du Soleil. De fait, on pouvait facilement lire la bague des temps de pose sur les appareils photographiques.
L’éclipse péruvienne de 1994 fut un peu plus sombre (à peu près comme le ciel peut l’être 45 minutes après le coucher du Soleil), tandis que l’éclipse indienne de 1995 fut la plus claire de toutes (comme si le Soleil s’était à peine couché). D’autres éclipses ont certainement suscité davantage d’obscurité. S’agissant des plus anciennes, il faut nous en remettre aux comptes rendus des chroniqueurs et des analystes de l’époque. Nous avons déjà parlé (« Les éclipses dans l’histoire ») des éclipses de 310 av. J.-C., de 136 av. J.-C. et de 840. D’après les Annales Siculi, lors de l’éclipse du 13 septembre 1178, «les étoiles apparurent dans le ciel». On trouve de nombreuses références à l’apparition des étoiles dans le cas d’une autre éclipse visible en Italie : celle du 3 juin 1239. Selon Ristoro D’Arezzo, «la nuit se fit» et «toutes les étoiles se virent». Idem pour Giovanni Villani : «… le jour se transforma en nuit, les étoiles devenant parfaitement visibles». Les Annales Caesenates sont encore plus explicites : «… on vit presque toutes les étoiles briller dans le ciel», de même que les archives de la cathédrale de Sienne : «… les étoiles devinrent aussi visibles que par une belle nuit».
Deux chroniques islamiques concernant les éclipses du 11 avril 1176 et du 25 mai 1267 observées en Turquie, un rapport d’observation du phénomène survenu le 23 mai 1221 dans la Mongolie de Gengis Khan et une chronique chinoise relatant l’éclipse du 25 juin 1275 font également mention de l’apparition des étoiles.
Il reste délicat, toutefois, d’interpréter ces informations. Les « nombreuses étoiles » renvoient-elles à une quantité considérable, ou bien le sont-elles comparées à un ciel diurne ordinaire où l’on n’en distingue aucune?
Une analyse assez minutieuse des éclipses de ces deux derniers siècles semble accréditer la seconde hypothèse. Réalisée par Sam Silverman et Gary Mullen en 1972, elle démontre que quatre éclipses seulement ont donné lieu à l’observation d’étoiles de magnitude 3 : en 1842, 1860, 1937 et 1940. En ce qui concerne les éclipses récentes, la seule véritablement sombre (comme le rapporte Bianucci) fut celle de 1981 en Sibérie, où l’on vit des étoiles de deuxième et même troisième grandeur. Étant donné qu’une nuit de pleine lune laisse elle aussi parfois apparaître des étoiles de magnitude égale ou inférieure à 3, on assimile communément le degré de luminosité des totalités les plus sombres à celui d’une nuit de pleine lune. À la réserve près que, dans un ciel nocturne d’une clarté exceptionnelle, on verra également, à la pleine lune, des étoiles de quatrième grandeur, voire de cinquième grandeur (par exemple l’hiver, à la montagne). On estime que le degré de luminosité d’une éclipse même très sombre équivaut à au moins plusieurs centaines de fois celui d’une nuit de pleine lune.
Récits de voyage:
Difficile de décrire, en termes techniques, une éclipse totale de Soleil à ceux qui n’en ont jamais observé. Mieux vaut donc peut-être laisser parler les émotions, en proposant de courts extraits des expériences directes de l’auteur. San Blas, 21°31’N, 105°16’0, État de Nayarit, Mexique, 11 juillet 1991.
Soudain, un espoir : le vent qui souffle de la mer arrête le nuage, puis, à moins de cinq minutes, le déchire au milieu et l’ouvre en deux, avec le Soleil au centre. Mais cela ne dure qu’un instant : deux minutes après, en raison du brusque refroidissement de l’atmosphère (le Soleil est désormais sur le point de disparaître), alors qu’habituellement se lève le fameux vent d’éclipse, ici au contraire le vent tombe, et le nuage reprend le dessus. Pourtant, le Soleil n’est pas totalement masqué : quiconque enlèverait un peu trop tôt le filtre solaire du télescope risquerait d’être aveuglé instantanément ; cela signifie que la couche nuageuse est assez mince, et que rien n’est perdu.
Et alors que personne ne l’espérait plus, le décor change, l’auréole magique se dessine autour du Soleil, de nettes protubérances couleur fuchsia se découpent distinctement dans les jumelles et l’une d’elles se voit même à l’œil nu. Quelqu’un a emporté le Soleil : à sa place, il y a une tache noire, juste au milieu du ciel, au centre du monde. Ce n’est pas comme on le croyait, c’est différent de nos rêves et de tout ce que l’on avait imaginé, mais cela n’en¬lève rien à la beauté du phénomène. Personne ne discerne les ombres volantes, ni l’arrivée de l’ombre lunaire, il ne fait pas aussi sombre qu’on le pensait et on ne voit aucune étoile hormis Sirius, mais qu’importe : ce qui se passe est trop beau, trop grandiose, trop unique pour trouver les mots justes susceptibles de le décrire… Des applaudissements crépitent au moment du deuxième contact, exprimant les violentes émotions suscitées par l’enchaînement des événements. La couronne est un peu floue, la couche externe est noyée dans les nuages, mais la couronne interne est nette, et l’on perçoit assez clairement son aspect asymétrique. Les protubérances observées avec les jumelles sont spectaculaires : l’une d’elles s’étirera même sur 130000 km de haut. Les couleurs sont irréelles, la luminosité est celle d’un crépuscule avancé, le Soleil ressemble à un trou noir au zénith.
La clarté rosée d’un coucher de Soleil impossible se profile à l’horizon, à 360° : c’est la lumière provenant des régions situées en bordure de l’ombre de la Lune, en dehors de la bande de totalité. La température de l’air a chuté de 40° à 29°. Les oiseaux se sont mis à voler en rasant le sol durant les derniers moments de la phase partielle, puis ils ont recommencé à se comporter normalement avec le début de la totalité ; quelques poules présentes dans une cour voisine ont, pour leur part, regagné leur poulailler à l’approche du deuxième contact, en s’abstenant ensuite d’accomplir le moindre mouvement.
El Grati Chaparral, Pampa de La Joya, 16°42’S, 71 °54’0, Province d’Arequipa, Pérou, 3 novembre 1994.
Réveil à 2 h 30. Départ d’Arequipa dans le noir le plus profond, chargés comme des mulets de télescopes, jumelles, appareils photographiques et caméras vidéo. Va-et-vient de nuages
et d’étoiles pendant le voyage. Certains distinguent la Croix du Sud, Alpha et Bêta Centaures. Enfin, à 4 h 15, El Gran Chaparral : un désert pur, avec une sorte d’oasis verte à proximité et, dans le lointain, les montagnes d’Arequipa.
À 5 h 10, le lever du Soleil nous surprend, mais peu après notre étoile s’efface derrière un banc de nuages. La première partie de la phase partielle, qui débute à 6 h 06, s’avère invisible : la masse nuageuse est aussi vaste qu’épaisse; le désespoir envahit nos cœurs : nous allons juste voir l’obscurité nous envelopper et… bonne nuit! Vers 6h40, une brève éclaircie ne nous réconforte pas vraiment, car les nuages ont tôt fait d’engloutir à nouveau le Soleil.
Notre moral est bien bas, quand, à 7 h 5, dix minutes avant le début de la totalité, les nuages se dissipent largement et la photosphère solaire réapparaît. Agitation frénétique autour du matériel. Les cinq dernières minutes se caractérisent par une impressionnante baisse de luminosité, les nuages revêtent une coloration orangé vif et rouge surréelle. À 7 h 17, le rideau noir de la Lune retombe sur l’ultime fraction du Soleil ; la couronne devient visible, et je commence à trembler comme une feuille, de froid ou d’émotion, je l’ignore. Je prends tout d’abord plusieurs clichés, puis je profite de l’éclipse que j’observe à l’œil nu et avec les jumelles pendant une longue minute.
Je regarde autour de moi : il ne fait pas noir, mais un peu plus sombre qu’au Mexique, comme environ trois quarts d’heure après le coucher du Soleil, et les nuages offrent des couleurs spectaculaires. La lumière semble écraser le paysage.
Je lève les yeux vers le ciel, à l’endroit du Soleil : la couronne blanche est fixée dans un ciel que sa teinte bleu de cobalt rend limpide; les nuages ne doivent pas être très denses, et le ciel s’étire par couches alternées de nuages rouges et d’espaces bleus; en haut à droite, la splendide lumière de Vénus apporte une touche de magie au panorama. J’observe la couronne avec les jumelles : on distingue nettement des jets latéraux, mais pas de protubérances. Quand il me semble que l’éclipse est sur le point de se terminer, je retourne à mon appareil photographique. La fin est glorieuse : j’ai à peine le temps de réaliser deux clichés et voici que la chromosphère apparaît dans mon viseur; je prends une photo et simultanément, d’instinct, je regarde le Soleil : une ligne fuchsia, puis rouge sang, enflamme le bord supérieur gauche et m’arrache un hurlement viscéral : «la chromosphère!» Après quoi, la ligne explose et devient une bulle tout d’abord rouge, puis blanche : un collier de diamant gigantesque et particulièrement lumineux étincelle en marquant la fin du phénomène et en nous laissant tous bouche bée.
Sariska Wild Life Sanctuary, 27°27’N, 76°33’E, État du Râjasthân, Inde.
Nous nous sommes installés trop près de la rue ; des curieux commencent à s’arrêter. Nous les laissons jeter un coup d’œil à travers les jumelles et les objectifs photographiques. Nous demandons à Daulad, notre chauffeur, de bien vouloir tenir le public à l’écart pendant la minute que dure la totalité, de 8 h 33 à 8 h 34. Je lui explique qu’il s’agit d’un moment vraiment important pour nous, et que ce serait stupide de le voir gâché pour un rien après un aussi long voyage. Je lui expose par ailleurs brièvement ce qui va se passer : il me paraît très intéressé, peut-être même un peu troublé. L’instant crucial approche. Le ciel est toujours absolument serein. La température commence à baisser. J’enfile mon pull-over. Vers 8 h 15, la lumière a diminué de façon notable. Daulad prend goût à l’aventure et part joyeusement se promener avec les jumelles en bandoulière. Cinq minutes avant l’heure H, je dois lui rappeler de me les rendre ! Nous y sommes. Maintenant, c’est sérieux. Je tente de me concentrer pour dominer le tremblement qui me secoue. Contrairement aux cas précédents, le disque lunaire me semble progresser très lentement : cela vient évidemment du fait que le diamètre apparent de la Lune excède à peine celui du Soleil. Par l’oculaire de l’appareil photographique, je vois apparaître la chromosphère en haut, tandis que la photosphère, en bas, n’a pas encore disparu. Je lance le chronographe, probablement un peu trop tôt. J’utilise les temps de pose courts pour la chromosphère et les protubérances. Je me mets en pose B pour les longues expositions de la couronne : 0,5 seconde, 1 seconde, 2 secondes, je règle à nouveau la bague sur 1/125, prêt prêt à photographier encore une fois un éventuel collier de diamant en phase de sortie.
Finalement, je regarde : la couronne présente deux jets équatoriaux d’une longueur insolite qui, compte tenu de la position du Soleil sur l’horizon, se dressent presque verticalement. Ils doivent mesurer au moins trois diamètres solaires chacun, voire plus. J’attrape mes jumelles pour tenter d’obtenir une image mieux définie : je distingue la chromosphère, je décèle plusieurs protubérances, mais le temps manque. Le timer sonne, mais ce n’est pas encore fini : quelques secondes supplémentaires s’écoulent, puis une lumière s’allume sur le bord supérieur du Soleil, augmente, devient gigantesque, explose, ne s’arrête jamais. Il s’agit d’un colossal collier de diamant qui dure au moins 4 ou 5 secondes : j’essaie de le photographier, abasourdi par le spectacle.
L’apparition de la photosphère met un terme à cette dangereuse apnée. Nous avons certainement vécu la minute la plus intense de notre existence. J’ai l’impression d’avoir bénéficié d’une seconde de totalité en plus, mais, malgré cela, il me semble n’avoir rien réussi, ni observé, ni photographié. Ce fut vraiment une toccata et fugue! Je regarde Gianvittore. Lui aussi se tient bouche bée, submergé par l’émotion, bouleversé par la brièveté du phénomène. Autour de nous, nous nous en apercevons seulement maintenant, il n’y a personne. Terreur atavique? Dès que la photosphère réapparaît, nous voyons notre Daulad jaillir de la voiture avec un passant qui s’était arrêté et demander : «C’est terminé, sûr, c’est terminé?»
Vidéo : La luminosité du ciel:
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : La luminosité du ciel: