Symétries brisées:
Symétries du monde subnucléaire :
Le concept de symétrie, associé à des opérations qui laissent le système invariant, a joué un rôle central en physique depuis plus d’un siècle. Citons, sans la développer ici, la contradiction entre les symétries galiléennes de la mécanique classique et celles découvertes par Lorenz et Poincaré dans l’électrodynamique de Maxwell. C’est elle qui conduisit Einstein à la relativité restreinte. Un peu plus tard, celui-ci, toujours guidé par le souci de décrire les lois de la physique de manière universelle, indépendante de l’état de mouvement des observateurs, aboutit par des considérations d’invariance, c’est-à-dire de symétrie, à la relativité générale, nouvelle théorie de la gravitation, à la base de la cosmologie contemporaine. Plus près de nous, les quarks, éléments constitutifs de la matière hadronique (c’est-à-dire liée par des forces nucléaires fortes), ont été mis en évidence par les propriétés de symétrie que présentait la classification des particules élémentaires, démarche rappelant l’élucidation de la structure des atomes à partir des régularités du tableau de Mendeleïev.
Mais il nous faut tenter de décrire les idées très importantes de symétrie locale (plus couramment appelées symétries de jauge) qui ont permis de comprendre les interactions entre particules élémentaires (électromagnétiques aussi bien que nucléaires faibles et fortes). La symétrie n’est plus cette fois une simple propriété d’invariance de la structure, compatible encore avec une grande variété de lois d’interactions entre constituants. En effet la symétrie locale est l’élément qui permet de déterminer de manière unique les forces elles-mêmes qui régissent les phénomènes électromagnétiques et nucléaires.
En 1925, les travaux du physicien anglais P. A. M. Dirac établissaient une théorie de l’électron en interaction avec le rayonnement électromagnétique incorporant à la fois la nouvelle mécanique des quanta, la relativité et les équations de Maxwell en électromagnétisme. Le physicien mathématicien H. Weyl saisit que l’interaction entre les particules dotées d’une charge électrique et le rayonnement électromagnétique, telle qu’elle apparaissait dans la théorie de Dirac, révélait une propriété de symétrie insoupçonnée. Si l’on renverse le raisonnement, cette symétrie de jauge est alors suffisante pour déterminer la théorie de Maxwell-Dirac. Une explication précise demanderait un formalisme ici inapproprié. En quelques mots, les états d’une particule comme l’électron sont décrits en mécanique quantique par une fonction d’onde qui est un nombre complexe en chaque point de l’espace-temps. On peut représenter cela comme un vecteur dans un plan ; on associe un tel vecteur à chaque point de ’ espace-temps. L’orientation de ce vecteur dans le plan porte le nom de phase. La théorie ne change pas si l’on modifie cette phase de la même quantité pour tous les points de l’espace-temps (c’est-à- dire si l’on fait tourner tous ces vecteurs dans le plan du même angle). Cette première symétrie n’est pas tout à fait banale, puisqu’elle suffit à impliquer que la charge électrique est conservée, c’est-à-dire que dans tout processus la charge finale est la même que la charge initiale.
Peut-on modifier cette phase indépendamment pour chaque point de l’espace-temps ? A priori, la réponse est négative ; en absence de champ électromagnétique, cette opération n’est certainement pas une symétrie de la théorie. Mais Weyl comprit que le champ électromagnétique avait précisément pour fonction d’instituer cette propriété d’invariance locale. On ne peut donc obtenir cette symétrie locale dans la description des particules dotées, comme l’électron, d’une charge électrique qu’à la condition d’introduire un champ de jauge supplémentaire. Or on découvre que le champ résultant de cette invariance postulée obéit aux équations de Maxwell de l’électromagnétisme, qui deviennent donc le résultat de cette symétrie. Le champ de jauge dans ce cas n’est autre que le champ électromagnétique bien connu. Cette symétrie locale introduit manifestement des interactions de portée infinie puisqu’elle autorise de changer indépendamment les phases en des points arbitrairement espacés. Or le champ électromagnétique est constitué, en termes quantiques, de photons, comme l’avait compris Einstein. Ces particules sont dépourvues de masse, puisque porteuses d’une symétrie s’étendant à des distances arbitraires infinies (la portée est proportionnelle à l’inverse de cette masse).
La généralisation de ces idées à des symétries plus complexes qu’une simple rotation de vecteurs dans un plan fut l’œuvre de Yang et Mills en 1956. Y apparaissent d’autres champs de jauge que les photons ; ils ne reçurent initialement guère d’attention car, pour les mêmes raisons, la symétrie locale impose aux particules associées aux champs de jauge d’être elles aussi sans masse. Les interactions transmises par ces champs sont donc a priori de portée infinie.
Au début des années 1970 on disposait d’une théorie ancienne des forces nucléaires dites « faibles », celles qui sont responsables par exemple de la désintégration du neutron (en un proton, un électron et un neutrino) et donc de la radioactivité bêta de noyaux possédant un excès de neutrons. Cette théorie, due au physicien italien E. Fermi dans les années 1930, était en accord avec toutes les expériences connues à ce moment-là. Mais les théoriciens savaient qu’elle ne pouvait prétendre être une théorie quantique cohérente lorsque l’énergie des particules en présence augmentait. Ils auraient volontiers adopté une théorie de Yang-Mills, mais la portée des forces nucléaires faibles ne dépassant guère quelques milliardièmes de nanomètres, il paraissait impossible, absurde même, de vouloir les faire sortir d’une théorie dans laquelle la portée des interactions est arbitrairement grande. C’est la compréhension du mécanisme de symétrie brisée qui permit d’établir finalement cette théorie des interactions faibles, unifiée de surcroît à la théorie de l’électro-magnétisme. On introduit, en plus des particules usuelles, un champ de matière supplémentaire, le boson de Higgs (toujours hypothétique et activement recherché expérimentalement). Dans une première phase symétrique, qui a peut-être existé pendant quelques infimes instants après le Big Bang, le scénario de Yang-Mills avec tous ses champs de jauge de masse nulle était à l’œuvre. Mais une brisure spontanée de symétrie, une transition de phase analogue à celle de la supraconductivité, faisait apparaître une nouvelle phase, celle de notre monde actuel. Dans celle-ci certains des champs de Yang-Mills devinrent massifs, et donc les interactions qu’ils transportaient, de courte portée, comme il était nécessaire pour être conforme aux observations. La découverte expérimentale au Cem dans les années 1970 des particules Z et W, analogues aux photons puisqu’elles avaient pour rôle d’assurer une symétrie locale, mais très massives pour ne transmettre l’interaction que sur une courte portée, établissait la validité de cette extraordinaire construction.Sommes-nous pour autant au bout du chemin ? Loin de là : ces théories de jauge qui constituent le modèle standard portent en germe leurs propres limites. Quelles que soient leurs vertus auxéchelles d’énergie aujourd’hui accessibles, nous savons de manière précise pourquoi elles ne peuvent pas prétendre être définitives. Ce sont des raisons de cohérence interne à cette théorie, alors qu’aucune expérience n’est venue l’infirmer à ce jour ! Pour pénétrer au-delà de son régime de validité testé dans les expériences présentes, d’autres symétries ont été invoquées pour construire une théorie de grande unification, qui aurait pour limite ce modèle standard à nos échelles d’énergie mais qui serait différente à plus haute énergie. Les essais théoriques reposent le plus souvent sur une supersymétrie, selon laquelle il y aurait une duplication de toutes les particules connues ; chacune aurait un partenaire, très dissemblable à l’original, de masse très différente à ce stade de l’évolution de l’Univers, mais qui fut identique au moment du Big Bang. Là encore une rupture de symétrie serait intervenue dans les instants qui ont suivi. Bien entendu ces constructions reposent sur des arguments de cohérence interne, mais seule l’expérience permettra de valider ces idées et de déterminer quelle est la forme exacte de la théorie unifiée des interactions non gravitationnelles.
Transitions de phase et cosmologie : les modèles d’univers en inflation
Notre monde distingue-t-il entre la droite et la gauche ?
L’invariance des interactions élémentaires par réflexion dans un miroir était naguère considérée comme une propriété fondamentale des lois de la nature. En 1956, l’analyse par T. D. Lee et C. N. Yang du comportement singulier, lors de leurs désintégrations, de certaines particules dites « étranges » leur fit comprendre que toutes les expériences qui avaient conduit à ce dogme ne mettaient en jeu que des forces électromagnétiques, ou encore des forces nucléaires fortes (comme celles qui lient neutrons et protons dans un noyau). Or la désintégration de ces particules étranges est due aux forces nucléaires faibles évoquées ci-dessus. Ils suggérèrent donc immédiatement d’étudier la possibilité de violation de la parité dans la désintégration bêta.
Symétrie entre passé et futur ?
Y a-t-il une relation entre la symétrie droite-gauche et l’origine de la vie ?
Les expériences du jeune Pasteur visaient à préciser la propriété connue de certains cristaux, tel le quartz, qui font tourner le plan de polarisation de la lumière. En 1848, physicien et chimiste d’exception avant de devenir biologiste de génie, il cherchait à déterminer le lien entre cette activité optique et la structure microscopique des cristaux.
On avait remarqué depuis peu qu’il existait deux acides, tartrique et paratartrique, ayant la même composition chimique, la même forme cristalline, le même poids spécifique, mais différents par leur capacité à faire tourner le plan de lumière polarisée. Le tartre connu depuis l’Antiquité, que l’on trouve dans les tonneaux de vin, et dans de nombreux fruits, a un pouvoir rotatoire ; il est dextrogyre. En revanche, l’acide paratartrique, synthétisé en laboratoire, est dépourvu de pouvoir rotatoire.
Depuis, la biochimie n’a cessé de nous révéler que les molécules constitutives du vivant, ADN, protéines, etc., étaient asymétriques, que l’homochiralité était universelle : ainsi, toutes les hélices constitutives de l’ADN tournent toujours dans le même sens, chez tous les êtres vivants. Pasteur perçoit parfaitement la portée de ce mystère : quelle est la force responsable de cette dissymétrie dans l’Univers ? Comment expliquer une telle différence entre la biochi-mie et la chimie du monde inanimé ?
Ce problème conceptuel essentiel ne nous a pas quittés. En effet, on connaît bien aujourd’hui les processus physiques qui régissent la constitution des atomes et des molécules : ce sont les forces électromagnétiques (ainsi que les forces nucléaires fortes qui lient neutrons et protons dans les noyaux d’atome). Or celles-ci ne distinguent pas la droite de la gauche : une réaction chimique et celle qui serait constituée par l’image de cette dernière dans un miroir ont des probabilités égales de se produire. Il en est de même pour les forces qui lient neutrons et protons à l’intérieur du noyau. Le monde minéral est bien conforme à cette équiprobabilité des deux chiralités et l’homochiralité des molécules biochimiques est donc tout à fait mystérieuse.
Pasteur s’interrogea alors sur le rôle du champ magnétique terrestre. Celui-ci pourrait-il fournir la clé de la dissymétrie cherchée entre hélices droites et hélices gauches ? Pasteur tenta donc, mais en vain, de réaliser des synthèses asymétriques sous l’effet d’un champ magnétique, afin de privilégier l’un des deux potentiomètres d’un composé. C’est Pierre Curie qui montra que ces essais étaient sans espoir : le champ magnétique était insuffisant pour induire une asymétrie droite-gauche. P. Curie s’interrogeait alors sur la possibilité de réussir une telle synthèse asymétrique, par exemple sous l’effet d’un champ électrique et d’un champ magnétique parallèles. C’est Pierre-Gilles de Gennes, à notre époque donc, qui montre que cette synthèse asymétrique sous l’effet combiné de ces champs électriques et magnétiques restait néanmoins impossible tout au moins dans des processus à l’équilibre) à cause de l’invariance des forces par renversement du temps, c’est-à-dire de linéarisabilité entre le passé et le futur pour les processus mettant en jeu les forces électromagnétiques et nucléaires.
Il y a une longue histoire de la synthèse asymétrique, qui cherche à favoriser l’une des deux composantes chirales d’un mélange moléculaire, lequel, sans intervention externe brisant la parité, serait racémique, c’est-à-dire contiendrait en parts égales chacune des deux chiralités. Or, pour la pharmacologie, c’est bien souvent une seule des deux espèces qui est active dans le sens souhaité. C’est ainsi que le drame de la thalidomide est dû à ce que l’une des chiralités aide à lutter contre les nausées de la femme enceinte, alors que la chiralité opposée provoque des malformations du foetus. L identité gauche-droite oblige à effectuer ces synthèses avec des constituants ou des catalyseurs actifs, c’est-à-dire privilégiant la chiralité recherchée.
On sait donc aujourd’hui qu’il existe des processus très faibles mettant en jeu d’autres forces que les forces nucléaires et électro-magnétiques, qui présentent une asymétrie entre un processus et son image dans un miroir. Cette légère asymétrie serait-elle suffisante pour expliquer l’homochiralité du vivant ? La faiblesse des interactions en question permet d’en douter. D’autres préfèrent imaginer que les fluctuations statistiques dans des populations de potentiomètres droits et gauches égales a priori peuvent produire une inégalité accidentelle qui s’autoamplifie et conduit à l’homochiralité du vivant. L’image est inspirée de la physique des transitions de phase telles que la transition ferromagnétique, où à basse température toute perturbation asymétrique, si faible soit-elle, suffit à fixer l’orientation de l’aimantation. Ce mécanisme ne saurait néanmoins suffire à expliquer cette homochiralité, sans invoquer également une source de fluctuations asymétriques. D’autres enfin, à la suite de J. Monod, voient dans cette homochiralité la preuve d’une origine unique commune à tous les êtres vivants.
Il n’est pas question ici de trancher, mais on voit combien cette observation extraordinaire de Pasteur reste au cœur des préoccupations contemporaines sur l’origine de la vie. Elle ne cesse de susciter des expériences visant à proposer des mécanismes qui peuvent l’expliquer, mais plusieurs explications ne remplacent pas une bonne théorie. Cette question simple de la relation entre la symétrie droite-gauche avec l’origine de la vie reste ainsi ouverte.