Lois déterministes et comportements aléatoires
Etats stationnaires et cycles limites :
Contrairement aux systèmes isolés ou en équilibre thermodynamique, les systèmes en interaction forte avec leur environnement extérieur possèdent une grande richesse de comportements dynamiques : ils peuvent être dans un état stationnaire, c’est-à-dire invariants au cours du temps, ou encore présenter des oscillations périodiques ou des comportements temporels plus complexes. L’état stationnaire ne doit pas être confondu avec l’état d’équilibre d’un système isolé ou un état d’équilibre thermodynamique. Considérons l’exemple d’un avion dont on a asservi la trajectoire à l’aide d’un pilote automatique : tant que l’asservissement fonctionne, l’avion est dans un état stationnaire malgré les perturbations dues aux fluctuations atmosphériques qui sont corrigées en permanence par l’asservissement. Des mécanismes de régulation, analogues dans leur principe, sont indispensables à tout système vivant : les concentrations d’espèces chimiques dans le sang, par exemple, sont ainsi maintenues approximativement constantes malgré les apports alimentaires variés susceptibles de les modifier. Ces mécanismes de régulation sont un phénomène non linéaire caractéristique. On conçoit que les états stationnaires qu’ils permettent d’obtenir, qui ont l’avantage de présenter une certaine robustesse vis-à-vis du milieu extérieur, soient plus difficiles à appréhender que les états d’équilibre de systèmes isolés ou en contact avec un thermostat. Ainsi, nous ne connaissons pas de principes généraux caractérisant ces états stationnaires, analogues à ceux que l’on utilise pour les états d’équilibre : énergie potentielle minimale d’un système mécanique, entropie maximale d’un système isolé, énergie libre minimale d’un système en contact avec un thermostat, etc. La recherche d’un tel principe caractérisant les états stationnaires a fait l’objet de nombreuses tentatives, mais le problème reste totalement ouvert.
Une autre classe de comportements dynamiques est celle des phénomènes cycliques. On peut les observer sur des systèmes variés mettant en jeu des échelles très diverses : la luminosité de certaines étoiles, les populations d’espèces animales en compétition dans un même milieu naturel, les oscillateurs électroniques ou optiques, le muscle cardiaque, le cycle de division cellulaire, sont quelques exemples de comportement périodique. Comme dans le cas des états stationnaires, il faut remarquer qu’une caractéristique essentielle de ces comportements oscillants est leur robustesse vis-à-vis des fluctuations de l’environnement. Ce n’est pas le cas des exemples traditionnels de comportements oscillants ou ondulatoires en physique : l’amplitude et par suite la fréquence d’un pendule simple, par exemple, vont être modifiées s’il est soumis à une impulsion de la part du milieu extérieur, et celles-ci ne reviendront pas à leur valeur initiale. Au contraire, les oscillateurs évoqués dans les exemples précédents ne sont pas affectés durablement par une perturbation momentanée. Paradoxalement, cela provient du fait qu’ils sont en interaction permanente avec le milieu extérieur. Ils y puisent l’énergie nécessaire pour compenser les processus dissipatifs, et cette compensation n’est réalisée que pour une amplitude et une fréquence d’excitation bien définies.
Il est commode d’étudier ces comportements dynamiques dans l’espace des phases, c’est-à-dire celui de l’ensemble des variables dynamiques caractérisant le système, par exemple les coordonnées des positions et des vitesses de N particules en mécanique classique. Un état stationnaire correspond à un point fixe dans l’espace des phases alors qu’un système oscillant y décrit une courbe fermée appelée « cycle limite ». Celle-ci est une ellipse dans le cas d’un oscillateur harmonique, mais se déforme de plus en plus à mesure que l’amplitude du cycle augmente et que les non-linéarités engendrent un taux d’harmoniques important. Il arrive que deux portions du cycle limite soient décrites à des vitesses très différentes. Le mouvement oscillatoire implique alors deux échelles de temps et l’oscillation est dite de « relaxation ». Une classe particulière de telles oscillations se rencontre dans des systèmes qui peuvent emmagasiner de l’énergie potentielle jusqu’à un seuil de rupture au-delà duquel ils dissipent cette énergie sur une échelle de temps très courte par rapport à la durée au cours de laquelle les contraintes se sont accumulées.
La compensation entre effets antagonistes est également à la base de la stabilité de certains modes de propagation d’ondes non linéaires. On sait qu’une onde de faible amplitude a tendance à s’étaler dans un milieu dispersif (c’est-à-dire tel que la vitesse de propagation dépend de la longueur d’onde). Elle se déforme donc au cours de sa propagation. Lorsque l’amplitude est importante, les non-linéarités peuvent au contraire la concentrer. La compensation entre les effets dispersifs et non linéaires permet la propagation d’une onde sans déformation. Ces ondes solitaires ou « solitons », comme on les nomme actuellement, ont été observées et expliquées par les hydrodynamiciens du XIXe siècle, puis redécouvertes au milieu du XXe en physique statistique hors de l’équilibre : Fermi, Pasta et Ulam, qui cherchaient à montrer comment le couplage non linéaire entre des oscillateurs conduit en général à l’équipartition de l’énergie, ont eu la surprise de constater au contraire la concentration de l’énergie se propageant sous forme localisée le long de la chaîne d’oscillateurs. Plus récemment encore, le concept de solitons a été utilisé pour tenter de modéliser certaines propriétés de particules élémentaires. De nombreuses études sont en cours sur la propagation de solitons lumineux le long des fibres optiques en raison d’applications potentielles dans le domaine des communications. Il est remarquable que les solitons observés dans divers domaines, hydrodynamique, acoustique, élasticité, optique, etc., obéissent à des lois identiques. Cela provient du fait que la compensation entre dispersion et non-linéarité, sur laquelle repose le phénomène, est indépendante des équations détaillées propres à chaque système. Cette compensation n’ayant lieu que pour une forme précise de l’onde, on comprend également que celle-ci soit robuste. Il est crucial de disposer d’un mode de propagation robuste afin de transmettre de l’information dans des environnements désordonnés ou susceptibles d’être affectés par des perturbations. Les ondes linéaires usuelles (ondes acoustiques dans les fluides, ondes électromagnétiques dans l’atmosphère, etc.) sont affectées par les inhomogénéités du milieu dans lequel elles se propagent. Celles-ci diffusent l’onde en dehors de sa direction de propagation initiale, de sorte que l’amplitude de l’onde dans cette direction est amortie exponentiellement. L’illustration la plus courante de ce phénomène est la visibilité très réduite dans le brouillard. On peut donc se demander comment des ondes peuvent se propager dans les tissus vivants, le muscle cardiaque ou les nerfs par exemple, qui sont des milieux hétérogènes à petite échelle et qui peuvent comporter des inhomogénéités. La cause en est un mécanisme fortement non linéaire, appelé « excitabilité », n’ayant rien de commun avec le mode de propagation d’une onde usuelle. On peut le comprendre de façon imagée en considérant une chaîne de pendules couplés très amortis, pouvant effectuer un tour complet dans un plan perpendiculaire à la direction de propagation. Si une impulsion suffisante est appliquée au premier pendule, il va effectuer un tour complet et retourner à sa position d’équilibre en raison du fort amortissement. Mais le couplage va obliger son voisin à effectuer le même mouvement et un cycle d’oscillation va donc se propager de proche en proche. Une inhomogénéité locale, un pendule plus court ou plus massif que les autres par exemple, ne va affecter la forme de l’oscillation que localement, le signal reprenant sa forme initiale dès qu’il aura dépassé cette inhomogénéité. Dans le cas d’ondes de faible amplitude se propageant dans le même système non amorti, une inhomogénéité locale aurait un effet beaucoup plus fort en réfléchissant une partie de l’onde vers son point de départ, ce qui n’est guère souhaitable si l’on cherche à transmettre de l’information! On constate que le mécanisme de base de ce mode de propagation repose sur l’existence de systèmes élémentaires couplés, possédant un point d’équilibre stable (le pendule vers le bas) et un point d’équilibre instable (le pendule vers le haut) connectés par une portion de cycle limite. Dans la pratique, on a tout intérêt (contrairement au cas du pendule) à ce que ces deux points soient proches l’un de l’autre, de sorte qu’une petite impulsion suffise à faire passer le système au-delà du point d’équilibre instable et engendre un cycle de grande amplitude de retour vers le point stable. Ce type de système dynamique monostable est connu en électronique non linéaire et la compréhension de ce mécanisme de propagation de l’influx nerveux a été une découverte importante en biophysique, au niveau des aspects relatifs tant à la physiologie qu’à la physique. Des recherches se poursuivent actuellement sur les milieux excitables, impliquant autant des problèmes de physique que la compréhension de certains dysfonctionnements du muscle cardiaque.